Patrick K. Dewdney se souvient de cet air



L'Enfant de poussière, le nouveau roman de Patrick K. Dewdney, va sortir au Diable Vauvert le 17 Mai 2017. En attendant de le lire vous pouvez déjà vous plonger dans son souvenir musical... et révolutionnaire.


En 2006, je suis étudiant en licence de lettres modernes quand éclate le mouvement social contre le CPE. J'écoute à l'époque du Noir Désir et du métal Indus chez les copains, qui sont musiciens sans exception, dans le milieu du hardcore local. Ma culture politique est bourgeonnante, mais je comprends en l'essence ce qui se passe et je participe aux premières Assemblées Générales, par curiosité au début, puis par conviction.

Trois AG et une poignée de manifestations plus tard, nous décidons de bloquer notre université. Nous sommes un noyau dur d'une quarantaine de personnes. Nous barricadons les entrées. Nous nous réapproprions les lieux. Nous mettons à bas l'ancien ordre de nos vies pour nous mettre à exister par et pour nous-mêmes.
Naissent des actions, des occupations, des opérations escargot. Nous tractons les usines. Nous battons le record de France de la plus grande banderole. On organise des stages, des formations des débats, et même quelques concerts. Je n'ai jamais passé autant de temps à la fac. Je n'en ai jamais autant fait en une seule journée. Je ne me suis jamais levé aussi tôt, et je n'ai jamais été aussi heureux de toute ma vie.
En face, il y a des gens que ce bonheur incroyable n'amuse pas. Qui ne voient pas la beauté qu'il y aurait à tout défaire. Ils veulent étudier, ou travailler, et c'est tout. Je découvre le gaz lacrymogène et les gendarmes mobiles. J'ai des bleus. Pas beaucoup, mais assez. En face, la bêtise gouvernementale ne cède pas. Nous durcissions le ton, nous aussi. Des vitrines sautent. Il y a des départs d'incendie. Depuis qu'on s'est mis à respirer par nous-mêmes, on comprend qu'on peut être n'importe quoi. Nos revendications s'élargissent. Nous ne voulons plus seulement l'abrogation de la loi. Nous voulons tout.
Je me souviens qu'un soir, à l'apogée des choses, nous sommes partis à une dizaine sur une action coup de poing. Il est 23 heures. Nous sommes en retard. Il y a deux voitures sur le parking. La ville toute entière baigne dans une sorte de brume froide. Je monte. Il y a un pack de bières pas cher que je cale entre mes pieds. On est trois à l'arrière, je suis au milieu. On trinque, puis le conducteur démarre en trombe. Il allume son lecteur CD et monte le volume.
The Code Is Red... Long Live the Code. Un mur de son m'explose à la gueule et me saisit au bide. J'encaisse le dernier album de Napalm Death en plein dans la face. On manœuvre le périphérique désert à cent-dix kilomètres heure, sous la bruine. Je tombe la bière, puis une deuxième. Je fume clope sur clope avec la fille à côté de moi, nos corps secoués par les basses. On est un peu serrés, mais ça me plait. Sa proximité est agréable. Il nous est arrivé de flirter ensemble, parfois, pour rire. Tout est possible.
Sur la banquette arrière, les dents serrés, on se regarde tous les trois dans les yeux, à tour de rôle, avec la fille et l'autre camarade à ma droite. On acquiesce. On se sourit à pleines dents, parce que les mots ne suffiraient pas à décrire ce qui enfle dans nos poitrines. The Great And The Good. Je me laisse porter par le vacarme, le battage flou des réverbères sur le bitume luisant. Les feux de signalement de la voiture qui nous devance tracent des sigles rouges dans le brouillard.
L'alcool commence à monter, l'adrénaline aussi. All Hail The Grey Dawn. On gueule pour se motiver. On rugit comme des fauves. C'est féroce. C'est vivant à en faire vaciller le monde. Je comprends que je veux cet instant pour le reste de mes jours.
Des années plus tard, je tomberai sur une chanson de Damien Saez qui m'émouvra jusqu'aux larmes. Elle contient cette phrase : “Ici, il n'y a qu'au combat qu'on est libre”. J'ai été libre, vraiment libre, durant trois mois. C'est une chose dont on ne se remet pas.