Benoît Séverac se souvient de cet air


Benoît Séverac dort dans n'importe quel lieu à condition qu'il puisse glisser un bonnet sur sa tête et le descendre assez bas pour cacher ses yeux. Il est par ailleurs auteur de polars historiques, préhistoriques et de romans pour la jeunesse. 


Cazères-sur-Garonne, Haut-Comminges, France profonde. Intérieur jour, face Pyrénées. J’ai quinze ans et je m’emmerde. Je suis au comptoir du Chez Elise, un des nombreux débits de boissons que compte le petit bourg. Ça pue la serpillère mouillée et le vieux chien pourtant crevé depuis longtemps. Une bière est posée sur le zinc devant moi… Même pas de la bonne bière, un demi citron blondasse.
Je n’ai pas trouvé ma place à Cazères : parce que je suis un étranger, je viens d’un autre village à dix kilomètres de là ; parce que je ne fais ni du foot ni du rugby, aussi.
Je fais autre chose. De la photo. Du théâtre. De la musique, j’écris des chansons. Des trucs d’intello, en somme. 
J’ai un perfecto bardé de pins. Un vrai quizz musical. Tu connais ou tu connais pas ? Si tu connais pas, je te méprise. Il y a les classiques : Led Zep, les Sex Pistols, AC/DC, Trust… Et puis, il y a les trucs plus rares que j’ai ramenés d’Angleterre et que j’arbore fièrement et soumets à mes congénères. Tu connais ou tu connais pas ? P.I.L., Rainbow, Blue Öyster Cult, Joy Division… Si tu connais pas, va te faire foutre !
Inutile de dire que je suis souvent seul.
Soudain, quelqu’un balance 1 Franc dans le juke-box et un harmonica se met à chialer. The River de Bruce Springsteen. Un blues sans nom m’envahit en quelques secondes.
Quand il est fini, je remets le morceau en boucle ; j’y passe de quoi me payer au moins deux bières. Je tends l’oreille pour capter les paroles et à la fin de la dixième écoute, quand le barman et les clients n’en peuvent plus de ce putain d’harmonica, j’ai une révélation : il faut que je me tire de ce bled pourri vite fait, sinon je risque de finir à la rivière, moi aussi.
The River, un beau coup de pied au cul.