Confre-feux, Bourdieu (2ème partie)



Contre-feux rassemble différents textes courts de Pierre Bourdieu, ce qui m’a semblé une bonne entrée en matière pour découvrir, appréhender le sociologue, que je n’ai jamais lu. Je ne peux donc prétendre en faire une analyse, mais plutôt une présentation pour encourager à le lire tant son propos a de résonances avec ce que vit notre société.

Mon premier message évoquait les intellectuels, réaction suscitée par des propos de BHL. Pour rester dans cette ligne, voici quelques pistes concernant ces personnes supposées nous fournir des éléments de réflexion et encourager notre esprit critique ; Bourdieu les remet en perspective.

Il pointe le rôle effectif (différent de celui qu’ils sont supposés tenir) des économistes, journalistes et intellectuels modernes - ceux que l'on convie sur les plateaux télévisés et dans les colonnes des journaux - et la façon dont leurs propos influent sur la pensée. « Il faudrait analyser le travail collectif des « nouveaux intellectuels » qui a créé un climat favorable au retrait de l’Etat et, plus largement, à la soumission aux valeurs de l’économie. » Le peu de curiosité entretenu par les médias a un « effet global de dépolitisation ou, plus exactement, de désenchantement de la politique. » Les informations sont devenues une succession de faits bruts et souvent orientés (sans souci pour la prétendue neutralité de la presse – j’ai souvenir d’un journaliste présentant un sujet sur l’Afghanistan en employant les termes de « lutte de la France pour le maintien de la démocratie... » – les journalistes placent souvent une petite phrase à caractère « objectif » qui tend plutôt à diriger l’information dans un sens). Il suffit d’écouter attentivement les infos (ou de les lire) pour voir que les médias ramènent « ce que l’on appelle « l’actualité » à une rhapsodie d’événements divertissants, souvent situés, comme dans le cas exemplaire du procès O.J. Simpson, à mi-chemin entre le fait divers et le show, à une succession sans queue ni tête d’événements sans proportion, juxtaposés par les hasards de la coïncidence chronologique (un tremblement de terre en Turquie et la présentation d’un plan de restrictions budgétaires, une victoire sportive et un procès à sensation) que l’on réduit à l’absurde en les réduisant à ce qui se donne à voir dans l’instant, dans l’actuel, et en les coupant de tous leurs antécédents ou leurs conséquents. »

Tout, du profit de l’entreprise jusqu’à l‘information, se raisonne à court terme. Cette façon de montrer un monde de « violences et de crimes (...) un environnement de menaces, incompréhensible et inquiétant » fait que « s’insinue peu à peu une philosophie pessimiste de l’histoire qui encourage à la retraite et à la résignation plutôt qu’à la révolte et à l’indignation. » Et encourage « surtout chez les moins politisés, un désengagement fataliste évidemment favorable à la conservation de l’ordre établi. » L’exemple qui pour Bourdieu illustre le mieux cette passivité ? Le zapping télévisuel, réponse cynique du spectateur au cynisme des producteurs de télévision.

On le comprend bien, ces "nouveaux intellectuels" et autres prétendus experts n'ont plus le rôle d'éveil et de critique qu'ils devraient tenir. Ils se sont transformés, au choix, en perroquets ou singes savants soumis au discours majoritaire.

« Les économistes ont assez d’intérêts spécifiques dans le champ de la science économique pour apporter une contribution décisive, quels que soient leurs états d’âme à propos des effets économiques et sociaux de l’utopie qu’ils habillent de raison mathématique, à la production et à la reproduction de la croyance dans l’utopie néo-libérale. Séparés par toute leur existence et surtout toute leur formation intellectuelle, le plus souvent purement abstraite, livresque et théoriciste, du monde économique et social tel qu’il est, ils sont, comme d’autres en d’autres temps dans le domaine de la philosophie, particulièrement inclinés à confondre les choses de la logique avec la logique des choses. »

Tous les moyens d'information disponibles sont atteints par ce phénomène de nivellement par le bas, et il devient difficile pour l'individu qui veut vraiment obtenir des données fiables, un questionnement digne de ce nom, de trouver des sources rigoureuses. Une seule solution : garder un esprit critique et le plus souvent possible, multiplier les vérifications et doutes face à un problème. Bourdieu montre que le pouvoir joue sur l'image plus que l'intelligence pour faire passer ses idées, revêtant les habits du sérieux sans en avoir les bases, et affirme qu'il faut utiliser ces mêmes armes pour anéantir ce discours.

« Comment a-t-on appelé les gens qui ont soutenu le gouvernement en décembre ? Des experts, alors qu’à eux tous ils ne faisaient que le quart du début du commencement d’un économiste. À cet effet d’autorité, il faut opposer un effet d’autorité. »

Pierre Bourdieu, Contre-feux, Raisons d'agir, 1998, 30 F, 119 p.