Claude le Nocher se souvient de cet air


Claude Le Nocher est de tous les festivals polar de l'Ouest, il tient le site Action Suspense régulièrement mis à jour. En ce dimanche du mois d'Août il nous emmène écouter Vian.

Toutes les chansons de Jacques Brel, Georges Brassens, Charles Trenet, Serge Gainsbourg, et tant d’autres chanteurs « à texte », sont liées à mes souvenirs. Si je choisis « Le déserteur » de Boris Vian, est-ce parce qu’il est mort l’année où je suis né (1959) ? Est-ce pour son talent d’auteur de roman noir (J’irai cracher sur vos tombes) ? Est-ce par qu’il fut un artiste au plein sens du mot, qui ne manquait ni d’humour ni de sens musical ? Est-ce, tout simplement, un souvenir scolaire ? Sans doute un amalgame de tout ça, mais c’est aussi lié à quelque chose de plus précis.

Certains développent très tôt une « conscience politique ». Ce ne fut pas mon cas. Aujourd’hui encore, j’éprouve une grande méfiance envers tout endoctrinement, tout militantisme politicien. J’étais adolescent dans les années 1970, époque où les débats étaient vifs sur ces questions. Cette chanson de Boris Vian, popularisée par Mouloudji dans une version incomplète (censurée), était pour beaucoup de « pacifistes » un chant de révolte. À la fois contre les guerres et contre la censure (si vous en ignorez le sens, faites vous expliquer ce mot « censure » par votre grand-père). J’avoue que je restais insensible aux arguments qui me la présentaient comme un chef d’œuvre. Je l’avais vaguement entendue, sans qu’elle me fît frémir. Je connaissais les textes et romans de Boris Vian, j’aimais beaucoup. La preuve : un jour, j’achetai le 33 Tours (pour les plus jeunes : CD en vinyle, en forme de galette) interprété par l’auteur lui-même.

Je fis exprès de sauter cette première chanson, écoutant tout le reste de l’album. Esprit de contradiction, qui ne m’a pas quitté. Ça se reproduisit à chaque fois que je passais le disque. Un comportement limite psychorigide, je l’admets. Je préférais nettement « Mon oncle, infâme bricoleur, faisait en amateur des bombes atomiques. Sans avoir jamais rien appris, c’était un vrai génie, question travaux pratiques… » Oui, je pourrais encore la chanter par cœur, celle-là. La chanson de Magali Noël « Fais-moi mal, Johnny » figurant sur le disque me plaisait énormément aussi.

Et puis, je finis dépasser mes réticences. La musique était mois mélodique et la voix plus directe que dans la version de Mouloudji. Vian ne chantait pas : « Messieurs qu’on nomme grands… » de la chanson censurée, mais bien « Monsieur le Président, je vous fais une lettre, que vous lirez peut-être si vous avez le temps… ». L’histoire d’un être humain, qui se livre à nu. Non pas désabusé, mais sincère. Sans illusion, sans doute. Il est inutile que j’analyse ce texte connu de tous. L’important fut ma prise de conscience des « autres ». Je ne suis pas devenu plus tolérant que la moyenne, mais peut-être plus attentif aux gens. À leurs réactions, à leur vérité. Aux injustices, aux racismes, à toute forme de mépris. Grâce à cette chanson, c’est tout bête. Prise de conscience ? C’est fort possible.

Et aujourd’hui, même si mes congénères m’indiffèrent souvent, je pratique une misanthropie respectueuse. Autrement dit, je laisse les cons où ils sont (en général dans leur supposée supériorité), et je n’entretiens des relations (épisodiques, n’exagérons rien) qu’avec des gens à l’esprit ouvert. Pour le reste, je trouve mon bonheur dans la lecture. Certes, je lisais déjà régulièrement avant d’être happé par cette chanson. Finalement, je me demande si elle n’a pas aussi contribué à mon envie de lire intensivement ? Mais l’introspection n’est pas à l’ordre du jour.


Claude Le Nocher
Boris Vian, Le Déserteur


Boris Vian, Le déserteur