Les auteurs illisibles et leurs traducteurs

Bernard Hoepffner, Isabelle Rabineau et Christophe Claro


A Nantes, le Lieu Unique invite des auteurs dans le cadre de son Université Pop. Mercredi dernier pour ces cours de littérature, les traducteurs Christophe Claro et Bernard Hoepffner sont venus parler de Thomas Pynchon et Robert Coover, dont ils ont traduit respectivement Noir et Contre-jour. Moi, je ne les ai encore pas lus.

Quand je suis arrivée, 5 minutes en retard, Bernard Hoepffner parlait de Noir qui "se lit facilement car c'est un roman policier, on cherche qui a tué. Mais c'est écrit par Coover." J'ai commencé à me demander ce que c'était que cette vision du roman policier avant de comprendre qu'Hoepffner parlait du style et de l'écriture de Coover, habituellement réputé "illisible". Puis il a ajouté qu'il disait aux lecteurs "Si vous n'avez jamais compris Le grand sommeil de Chandler, lisez celui-là vous comprendrez encore moins." Avec Noir, Coover fait une caricature, une satyre, une illustration du hard-boiled, fortement marquées par un travail sur le cinéma et les mythes. L'auteur vise à détourner les styles et perdre le lecteur. Car, précisera Claro, il faut se battre contre une globalité narrative du roman noir "whodunit".

Christophe Claro a présenté Thomas Pynchon, lui aussi grand styliste américain (rien à voir avec la haute couture). L'auteur, traduit en France dès la sortie de ses premiers romans début des années 60, n'a pas immédiatement trouvé ses lecteurs. Il a fallu attendre les années 80 et la réédition de son oeuvre par Denis Roche pour le Seuil, avec alors de V. et Vente à la criée du lot 49. Pynchon, nous dit son traducteur, c'est "une façon de traiter l'espace et le temps." Un auteur à la réputation installée, mais traité médiatiquement comme illisible, là encore. On peut plutôt le voir, comme nous le conseille Claro, comme un auteur qui "demande un abandon de la part du lecteur, comme ces personnages pris dans la tourmente de la guerre." Car c'est en partie ça Contre-jour, un livre très politique sur la capitalisme naissant, un roman sur le passage de l'innocence à la guerre, qui parcourt l'histoire, avec une multitude de personnages ; un roman sur une autre forme de possible écrasée par des gens qui tenaient les cordons de la bourse. Une histoire sur l'importance des choix, et la totalité des possibles face à ces choix. Des précisions qui m'ont ramené à la mémoire la superbe lecture du Temps où nous chantions, de Richard Powers. Claro parlera également de la discrétion de Thomas Pynchon, auteur rare et secret se tenant loin des médias "à une époque où on demande aux auteurs de s'exprimer partout sur les plateaux télé et même à la boulangerie."

Lire les mots de Pynchon et Coover peut obliger à relire une phrase, revenir au début du paragraphe, soit par incompréhension, soit par plaisir. Ce constat a donné lieu à deux définitions intéressantes de l'écrivain. Pour Claro, il y a des auteurs qui écrivent pour un lecteur très précis. On est dans le cadre de la démarche commerciale. Et puis, il y a l'auteur qui écrit pour un lecteur qui n'existe pas encore, celui-là "ne prend pas le lecteur pour un légume à arroser." Il instaure un rapport d'apprentissage. Hoepffner complète cette vision en ajoutant que les écrivains passifs fabriquent des lecteurs passifs. Il vaut bien mieux se coltiner avec l'écriture et parler du monde.

Mais quelles sont les difficultés rencontrées par les traducteurs ? Pour Hoepffner, la difficulté s'efface devant la passion. Pour Claro, traduire des choses jamais faites en littérature française pose problème. Il faut chercher, s'assurer de ne pas faire d'erreur et de restituer correctement l'intention. Comment ? Pour traduire Gass, il faut lire Flaubert. Aller ailleurs pour trouver des déclics. "Trouver un véhicule qui permette de tordre la langue française et d'en faire quelque chose d'autre. Abîmer la langue d'arrivée. Faire passer une chose ronde dans un trou carré", précise Hoepffner. Impossible de ne pas s'écarter de la traduction pour mieux rentrer dans la dynamique du texte.

Un spectateur raconte son rapport à Pynchon, sa façon de le lire, de reposer le livre, d'y revenir. Qu'est-ce qu'une bonne lecture ? Lire en entier, de A à Z ? Dans l'ordre ? En une fois ? Sur une courte période ? Qu'est ce qu'on attend d'un livre ? questionne Claro en réponse. Car il n'y a pas forcément de sens complet aux livres de Pynchon, ils ne sont pas "dirigés comme une flèche vers un endroit."

Je continue d'approcher Thomas Pynchon par la bande avant de me lancer dans sa lecture. Voilà matière à nourrir mon envie de découvrir ces deux auteurs.


Thomas Pynchon, Contre-Jour, Seuil, 2008, 35 euros, 1206 p.
Robert Coover, Noir, Seuil, 2008, 18 euros, 203 p.
Le blog de Christophe Claro, traducteur de J. Eric Miller, Brian Evenson, lieu où je puise parfois des idées de lecture comme Maylis de Kerangal.